dimanche 21 octobre 2007

Lucien Coutaud, peintre de l'estuaire

Pour un peintre dont l’œuvre tout entier s’est élaboré en marge du Surréalisme, un explorateur insatiable des limites du rêve, du merveilleux, de l’étrange, ce qui le conduira à devenir l’un des plus percutants créateurs d’images fantastiques du XXème siècle, pour un peintre reconnu comme l’un des maîtres de l’érotisme, venir s’installer en 1953 à Villerville pour retrouver les paysages, les ciels, la lumière des débuts de l’Impressionnisme, sans renier sa propre vision de l’univers, un monde dominé par le désir, peut sembler une gageure, peut paraître relever de la provocation. Et pourtant, au delà des images, il y a la peinture. Et quelle peinture ! Une technique picturale devenue au fil de temps irréprochable, une technique qui ne doit rien à aucun autre, une maîtrise de la couleur comme rarement un peintre n’a su la maîtriser.
La première rencontre de Lucien Coutaud, du moins dans sa peinture, avec la côte honfleuraise, nous pouvons la situer en 1939. Cette année 1939, et également au début de l’année 1940, il peint quelques compositions sur le thème d’«Un dimanche à Honfleur». S’est-il réellement rendu en cette ville le temps d’un week-end ? Honfleur n’est, il est vrai, guère éloigné de Paris. Nous ne le saurons jamais. Rien n’atteste en effet dans les agendas personnels du peintre ou de sa compagne, agendas pourtant remplis avec beaucoup de méticulosité, qu’ils y soient allés à cette époque. Quoi qu’il en soit, Coutaud nous donne en 1939 et 1940 des images d’une plage à Honfleur, puisqu’il s’agit effectivement d’images de plage, sans que nous puissions deviner si elles sont issues de son imaginaire ou si elles sont liées à de réels souvenirs.

En décembre 1942, il peint à la gouache, en une grande composition, son plus important autoportrait, un autoportrait intitulé «Portrait du Peintre» ou «La lettre». Dans cette composition les genres sont mêlés et l'on voit, présentée dans un intérieur, une nature morte avec des fruits, un chapeau, un soulier... Certains de ces fruits et les objets vestimentaires ont un visage. Le portrait en buste du peintre apparaît par une ouverture depuis une autre pièce, il tient un pinceau à la main et, ce qui paraît étonnant, il dessine une oeuvre évoquant les compositions calligraphiées de la fin de sa vie. Derrière lui, au fond de la pièce dans laquelle il se trouve, on devine un personnage féminin l'observant depuis une troisième pièce. Une autre ouverture de la chambre où se trouvent les modèles du peintre s'ouvre sur une composition marine : une plage à Honfleur..., la même plage à Honfleur que celle peinte en 1939 - 1940. Mais ce n’est pas tout. Dans cette pièce, la porte entrouverte laisse pénétrer un étrange personnage à tête de cheval, au regard tourné vers la mer… Cet autoportrait, où en fait le portrait lui-même est devenu un détail de la composition, trouve son autre titre, «La lettre», dans une enveloppe peinte sur le sol portant l’adresse du nouveau lieu où il venait d’emménager : 26 rue des Plantes à Paris. Si l'on s'attarde un peu sur le paysage extérieur, cette plage normande, on peut être surpris par un personnage filiforme à tête de cheval saluant un autre personnage… Il y a certainement là quelque chose qui relève du domaine de la prémonition, on s’en rendra compte par la suite.
Dix ans plus tard, peintre à présent célèbre et reconnu, Lucien Coutaud se rend en vacances d’été à Trouville. Il y avait été précédé par sa compagne venue en ce lieu aux environs du 14 juillet. Il est vraisemblable que la beauté de la côte normande dans cette région lui avait été vantée par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud qui possédaient une maison de vacances entre Trouville et Honfleur. Le 7 septembre 1951 déjà, il s’était rendu l'espace d'une journée sur la côte normande, visitant les stations balnéaires de Deauville et Trouville et rencontrant Jean-Louis Barrault qui se trouvait en ce moment dans cette région. Denise Coutaud de plus aimait l’Océan. Il y a là deux raisons plutôt qu’une à la venue du peintre en Normandie. Coutaud, qui avait passé les étés 1948 et 1949 en Bretagne, à Belle-Ile-en-Mer, et composé en 1949 - 1950 une série de peintures représentant des plages à trous, se retrouve ainsi en août 1952 à Trouville, qu’il abrégera «Trou» dans ses agendas... Des plages à trous à Trouville, on est une fois encore dans la prémonition, à moins qu’il ne s’agisse que d’une simple manifestation du hasard objectif cher aux surréalistes...
Le 3 août 1952 donc, à 9 heures du matin, Coutaud quitte Paris pour se rendre en vacances à Trouville sur la côte normande. Il y arrive à midi sous la pluie. Ses notes personnelles sur son agenda de 1952 donnent alors de précieuses indications sur la chronologie de ce premier séjour au bord de la Manche, marqué par la pluie, les mouvements des marées, les promenades sur la plage, la contemplation des bateaux, son regard de voyeur sur les baigneurs et les baigneuses, marqué aussi par quelques rencontres, Irène Karinska (qui dirige à Paris un atelier de costumes de théâtre), Daniel Wallard (critique reconnu), Marie Bell (qui fut une inoubliable Prouhèze dans «Le Soulier de Satin» de Paul Claudel monté par Jean-Louis Barrault à la Comédie Française en 1943 dans des décors et costumes de Coutaud), et des déjeuners à la maison de campagne de Jean-Louis Barrault les 8 et 18 août.


Durant ce séjour, il peint neuf gouaches, toutes de format identique (comme chaque fois qu'il réalise des travaux picturaux en série en dehors de son atelier), de 33 x 41 cm pour ces dernières, composées soit en largeur, soit en hauteur : «Plage et oiseaux» (le 4 août), «Autre plage sans oiseaux» (le 5 août), «Le ballon abandonné» (le 6 août), «Le cerf-volant sur la plage» (le 7 août), «Plage avant la pluie» (le 9 août), «Il a été perdu un petit garçon» (le 11 août), «Plage le 15 août» (le 15 août), «Fragment des planches» (le 16 août), «Le dernier personnage s'en va» (le 17 août). L'importance de ces gouaches est considérable. Elles marquent le début d'une nouvelle période dans le style et la manière de peindre de l'artiste. Il suffit de les comparer avec les oeuvres peintes les mois précédents, des toiles sur le thème des Loirabres, aux couleurs verts sombres, pour s'en rendre compte. Ses nouveaux thèmes d'inspiration, ce sont à présent la mer, les planches, le sable des plages, un sable mouillé, creusé, prenant la forme de monticules, de remparts, de forteresses ou de châteaux sous les mains des enfants, le ciel, un ciel toujours changeant marqué par les gris et les verts, la forme des nuages, les villas irréelles en retrait de la plage, les baigneurs et les baigneuses... surtout les baigneuses avec leurs corps scindés à la taille, leurs fesses arrondies mises en valeur par d'étroits maillots... des baigneuses s'enfonçant dans le sable. Il y a là matière à tout un nouvel univers érotique. Et pour le moment le souhait le plus grand de Lucien et de Denise Coutaud, on s'en aperçoit, c'est de pouvoir acheter une maison au bord de la mer, entre Trouville et Honfleur. Denise Coutaud lui en fera la surprise pour son quarante-huitième anniversaire.

Le 13 décembre 1952, ils se rendent à Trouville. «Départ Trouville 9 h». Son cadeau ce jour là, c'est une habitation en ruine dominant la mer, découverte par sa compagne, avec un terrain descendant jusqu'au rivage, ceci juste à la sortie de Villerville en direction de Trouville. Il est 15 heures, et le nom du lieu s'impose à lui : «15 h Cheval de Briques ?». En arrivant à cet endroit, il avait vu tout d'abord un tas de briques dans la cour et un cheval à l'écurie... Le 13 décembre au soir, il dîne dans un restaurant de Trouville avant de passer la nuit dans un hôtel de cette ville. «Dîner anniversaire - couché Trou». Le 14 décembre, il se rend au «Cheval» à midi et de 15 heures à 17 heures 30. Le 15 décembre, il y retourne à 10 heures 30 avec un entrepreneur pour faire le point sur les travaux à réaliser. Il en apprend alors un peu plus sur l'histoire du bâtiment et du terrain alentour. Ce sont les communs avec les écuries, construits en briques, d'une demeure détruite sous l'Occupation. Avec ses talents de décorateur, il en fera une demeure insolite et l’écurie deviendra son atelier. Il venait d’avoir un véritable coup de foudre pour cette région et plus encore pour ce lieu. D’autres l’eurent avant lui.

L’attirance de Villerville, en particulier, pour des peintres, des écrivains ou encore des musiciens est en effet déjà ancienne, même si Villerville n’aura jamais la même célébrité qu’Honfleur. Au XIXème siècle le lieu, cité comme «un simple nid de pêcheurs sur une pittoresque falaise surplombant la mer», avait attiré et inspiré les peintres Charles Daubigny, Jules Héreau, Eugène Boudin, Henri Harpignies, André Thiollet, et un peu plus tard dans le même siècle Louis-Valère Lefebvre (élève de Harpignies et de Thiollet) et Ulysse Butin. On y vit au début du XXème siècle Raoul Dufy. Toujours au XIXème, les musiciens Gabriel Fauré et André Messager composèrent une «Messe des pêcheurs de Villerville»... Les peintres pour leur part trouvèrent leur inspiration dans le paysage marin avec la plage face à l’Estuaire de la Seine, les moulières, la vie des gens de la mer. Villerville fût également l’une des premières stations balnéaires à la mode.

Le 28 février 1953, Coutaud se rend à Villerville pour voir l’état d’avancement des travaux. Le «Cheval de Brique» trouve ce jour là dans son agenda son orthographe définitive avec «brique» au singulier et non au pluriel. Sans «s». Cela en sera l'écriture définitive.

Le 12 juillet 1953 à 9 heures, Coutaud retrouve la côte normande après un séjour à Florence où il avait réalisé les décors et costumes de «Médée», un opéra de Luigi Cherubini mis en scène par André Barsacq pour le XVIe Mai Musical Florentin, avec Maria Callas dans le rôle de Médée, puis quelques jours passés à Venise, sans omettre au retour de se rendre comme chaque année aux corridas de la Feria de la Pentecôte à Nîmes. Déjà dans sa peinture quelques Argonautes avaient précédé son arrivée sur la plage du «Cheval de Brique». On peut ainsi citer «Bientôt le cheval», une huile sur toile de 46 x 55 cm, nous montrant plusieurs Argonautes échappés de «Médée» installés sur cette plage, dont deux se faisant face debout sur des échasses... De même dans «Médée», des têtes de chevaux stylisées ou composées de briques avaient orné les tenues et les boucliers de certains gardes ou danseurs. Il pleuvait ce 12 juillet et les jours suivants. C'est un temps rêvé pour un peintre qui dit aimer la pluie. Les trois premières nuits, Coutaud les passe à Trouville à l'hôtel Régence. Le 15 juillet, il emménage au «Cheval de Brique» et ce soir là, il y passe sa première nuit. Il sympathise avec son voisin le plus proche, l’acteur Fernand Ledoux, déjà connu dans les milieux du théâtre. Il peint plusieurs gouaches et deux toiles. Il peint également le portail extérieur de sa propriété sur lequel il posera une «enseigne» au nom du «Cheval de Brique». Une photographie datée du 3 septembre immortalisera le peintre le pinceau à la main face au portail... Il restera en ce lieu deux mois au total. Ce premier été passé au «Cheval de Brique», il est en permanence subjugué par l'insolite beauté du site, les mouvements des marées, les étranges variations climatiques. Les gouaches réalisées durant cette période sont de toute beauté, et plus encore les deux grandes toiles peintes en août et début septembre : «Les environs du Cheval de Brique» et «Corrida du Cheval de Brique».

«Les environs du Cheval de Brique», une toile de 81 x 100 cm, nous montre sur une plage, face à l'estuaire, au moment de la marée descendante, des baigneuses aux curieux bonnets de bain, à la taille articulée, aux étroits maillots mettant leurs fesses en valeur. Certaines s'enfoncent dans la mer ou le sable, d'autres se tiennent debout. Toutes ont des poses maniérées. Celle à gauche à l'avant-plan tient d'une main un ballon posé sur le sol. La mer ressemble à une toile qui se déplie ou se replie. A l'horizon se profile l'estuaire avec la pointe du Havre métamorphosée par l'imaginaire de l'artiste.

«Corrida du Cheval de Brique», une toile de 89 x 116 cm, transpose les corridas nîmoises sur la plage du «Cheval de Brique». On remarquera la plage travaillée comme l'eau la travaille, avec les moulières, les flaques laissées par la dernière pluie ou la dernière marée. Sur la droite, le peintre représente deux scènes de corrida se répondant en écho. Sur la gauche se tiennent des baigneurs et des baigneuses, certains en d'étranges groupes. A l'horizon se profile l'estuaire et sur la mer, pas très loin du rivage, on voit deux bateaux aux voiles faites d'élytres d'insectes ou de coquillages.

Le «Cheval de Brique», Coutaud le représente cet été, composé de briques, à plusieurs reprises sur des morceaux d'ardoise, de plâtre ou de marbre. Parfois une tête seule de cheval est représentée. D’autres fois, l'artiste représente des hommes-chevaux. L’une de ces compositions, un cheval peint sur ardoise, est offerte le 9 août en gage de bon voisinage à son voisin Fernand Ledoux avec cette dédicace : «Aux Ramiers les amitiés du Cheval de Brique». «Les Ramiers» sont, il faut le préciser, le nom de la propriété des Ledoux. Une composition un peu similaire, sur ardoise et marbre, de 53 x 40 cm dans ses plus grandes dimensions, datée du 7 septembre 53, sera pour sa part accrochée à l'entrée de son atelier normand. Le 23 décembre, on le revoit au «Cheval de Brique» pour les fêtes de fin d'année. En ce lieu il se repose, laissant le temps passer. Tout au plus le verra-t-on le 29 décembre déjeuner à Honfleur.

En mars 1954, Coutaud commence à peindre une importante toile pour la Biennale de Venise de cette année à laquelle il est invité. Il s'agit de «Plage de l'éroticomagie», une grande toile de 162 x 130 cm. La première étude pour cette peinture est datée du 25 février. Il s'agit d'un dessin au crayon qui ébauche les grandes lignes de la composition avec une prédelle et les principaux personnages. Quelques annotations donnent des renseignements sur les couleurs («ciel et sol dans les bleus roux de fin de jour, couleurs très vives sur les costumes») et les différents titres envisagés : «Eroticomagie», «Vues éroticomagiques», «Plage de l'éroticomagie». En marge, Coutaud note aussi au sujet du personnage du premier plan : «Il avait dessiné un cheval», et ce personnage qui venait de dessiner un cheval marque ainsi de façon manifeste le lieu même de l'imaginaire du peintre. Cette toile qui sera achevée en avril constitue un développement très personnel du thème des baigneuses, un thème on ne peut plus classique dans l'histoire de la peinture. Mais, et c'est là tout l'art de Coutaud, son sens de la métamorphose, celles qui au premier abord paraissaient être des baigneuses seraient peut-être tout simplement des mannequins ou des automates. On en remarque les corps articulés, en voie d'être scindés, morcellés, les têtes étranges ressemblant à des conques ou des coiffes, abritant d'autres personnages, et on pourrait évoquer leur lointaine parenté avec les mannequins de Giorgio de Chirico. Au dixième Salon de Mai, en mai, il présente une toile très similaire, de 116 x 73 cm, titrée «Eroticomagie». Le 10 juillet 1954, il quitte Paris sous la pluie pour rejoindre le «Cheval de Brique» lui aussi sous la pluie. Au «Cheval de Brique», il peint durant l’été quelques gouaches et une grande toile intitulée «Corrida éroticomagique». Sur cette toile, Coutaud transpose, comme il l'avait fait dans «Corrida du Cheval de Brique» de 1953, de manière irréelle, les corridas nîmoises sur la plage du «Cheval de Brique». Il ébauche aussi en ce lieu «Eroticomarine», une toile qu'il considérera par la suite comme son oeuvre la plus importante, son œuvre majeure. «Eroticomarine», 146 x 114 cm, est datée de novembre 1954. L'oeuvre elle-même représente la plage du «Cheval de Brique» envahie d'étranges baigneuses aux corps articulés, comme s'il s'agissait de mannequins ou d’automates, mais le doute demeure. Au lointain se profile l'estuaire de la Seine, la pointe du
Eroticomarine, huile sur toile, 146 x 114 cm, 1954. Collection particulière.Havre. Sur l'océan on aperçoit quelques bateaux. Le peintre nous peint la plage, une plage travaillée par les caprices des marées, avec ses moulières, les algues, les épaves, les flaques d'eau qui s'amoncellent ici et là. Dans le ciel, deux points noirs sont en train de disparaître. C'est cependant surtout l'obsession des détails anatomiques, ces fesses et ces cuisses proéminentes, objets des désirs masculins, ces corps agglomérés, tels des excroissances de chair, aux corps des deux personnages principaux (on pouvait déjà en remarquer sur les personnages des deux grandes toiles peintes les premiers mois de l'année), les gestes maniérés, qui nous fascinent. Ces gestes maniérés, Coutaud les avait recherché dans les oeuvres des peintres maniéristes, en particulier ce peintre inconnu de l'Ecole de Fontainebleau qui peignit Gabrielle d'Estrée et une de ses soeurs. Il les retrouvait dans le comportement des toreros lors des corridas, cette autre forme de spectacle, «là où vraiment la mort est la mort et le sang, le sang».

Il n’est pas impossible que ce soit cet été 1954 que Coutaud réalise pour son voisin du «Cheval de Brique», Fernand Ledoux, la décoration d’une grande porte en miroirs, en trois parties, chacune découpée en plusieurs carreaux, avec des peintures fixées sous verre à l’avant reprenant des détails de trois de ses tapisseries : «Orphée et les Muses» de 1942, «Le piano des villes», «La harpe des eaux» de 1943 : visages féminins (tête de la sirène, Muse de la peinture, femme-barque...), feuillages, coq renversé, harpe, vielle, piano, tête de chat... Le caractère plutôt gauche des visages peut s’expliquer par la complexité de la réalisation des fixés sous verre dont on sait qu’ils sont peints à l’envers et par le dilettantisme dont il aura fait preuve pour ce travail. Sur la tête à la base de la vielle, l’artiste avait fait figurer un pigeon ramier...

En décembre 1954, le Théâtre des Arts à Paris affiche à son programme une pièce de Madame Gloria Alcorta, «Le Seigneur de San Gor», dans des décors et costumes de Coutaud. Le lieu est une maison de plaisir, une maison de prostitution, et si l'on observe de manière un peu plus détaillée le décor, on peut remarquer dans le salon, à gauche, près de l'escalier qui monte à l'étage, un tableau accroché : une oeuvre de Coutaud... une composition marine avec le bateau fait de coquillages, d'élytres d'insectes ou de nageoires de poissons, on ne sait, qui figure dans ses toiles récentes, en particulier «Eroticomarine» dont il parait être un détail. Il s’agit de toute évidence de la plage du «Cheval de Brique».

En avril 1955, Coutaud entreprend au «Cheval de Brique» une grande toile de 146 x 114 cm qu’il intitule «La plage du Cheval de Brique». La préparation de cette toile, il l'évoque dans une carte postale représentant «les parcs à moules de Villerville sur Mer» adressée à Rose Adler.

«[...] Ici je prépare une grande toile en regardant la mer, ce pays a beaucoup de charmes.
J'espère avoir bientôt le plaisir de vous voir.»

La plage du Cheval de Brique, huile sur toile, 146 x 114 cm, 1955. Collection particulière.La composition représente cette plage que nous commençons à connaître, avec au premier plan deux grands personnages, l'un masculin, l'autre féminin, en conversation. Leurs gestes sont maniérés. Leurs visages sont remplacés par des conques (ce pourrait aussi être des coiffes normandes) dans chacune desquelles se tient un petit personnage debout. Les corps des deux grands personnages sont segmentés d'une manière plutôt inhabituelle. La partie abdominale est remplacée par ce qui pourrait être des cartes postales. Elles reproduisent le même lieu de cette peinture avec des scènes différentes : l'une avec des baigneurs, l'autre avec une tauromachie. L'habillement des personnages rappelle celui de l'habit d'Arlequin par la juxtaposition de morceaux d'étoffes aux couleurs vives, coupés en bandes ou en losanges. Les jambes de l'un d'eux portent en relief d'autres corps comme dans les grandes toiles de l'année précédente. Sur la plage à marée basse, des baigneuses délaissent leurs jeux inutiles en prenant des poses figées pour l'éternité. Au premier plan, un ballon abandonné comme une épave pourrait être le sujet de la conversation. Sa position est délimitée par les pieds des deux personnages s'enfonçant dans le sable et par deux mains mystérieuses, l'une dont les doigts pénètrent le sol comme pour le creuser, l'autre paraissant crucifiée par un coquillage. Au loin on distingue quelques bateaux et la pointe de l'estuaire. Et subitement on s'aperçoit que ce ballon ou cette épave est semblable aux têtes des baigneuses...

L’été 1955 au «Cheval de Brique», Coutaud se consacre, comme ce le sera toujours, à la peinture et à la lecture. Il rencontre souvent le peintre Roland Oudot, lui aussi en vacances dans la région. Le 14 août, il assiste à la Cavalcade de Villerville. Parmi les oeuvres peintes durant ce séjour, on remarquera surtout «La plage des dames», une huile sur toile de 54 x 73 cm, composée du 10 au 18 août. Le décor est toujours le même. Un ciel nuageux, troué de bleu, surplombe l'horizon. La plage ocellée de flaques d'eau salée et la mer aux verts lumineux est le territoire de nouvelles baigneuses, aux formes beaucoup plus élancées, à la morphologie beaucoup plus humaine. On ressent l'influence des peintres maniéristes. Ces baigneuses, Coutaud nous les montre de dos, vêtues du haut jusqu'à la taille de maillots moulants aux rayures verticales ponctuées, on en remarque les oppositions de couleurs, et dévoilant leurs fesses et leurs jambes en des variations attirantes et troublantes. L'une d'elles est assise sur un rocher. Une autre, toujours de dos, se baisse, jambes tendues, cuisses écartées pour ramasser on ne sait quoi... Peut-être l’une des nombreuses pierres aux formes mystérieuses qui jonchent en ce lieu le sable, ou encore des coquillages…

A la fin de l’année, Coutaud est le décorateur, à la Comédie Française, de la «Jeanne d’Arc» de Charles Péguy mise en scène par Jean Marchat. Dans le décor de «Domremy», la première pièce de la trilogie, on remarque une réminiscence du profil de l’Estuaire. L’actrice Claude Winter tient le rôle de l’héroïne. Le peintre nous en laissera l’image en une huile sur toile de 92 x 73 cm commencée au «Cheval de Brique» le jour de Noël.

L’été 1956, il fréquente sur la côte normande, non seulement Roland Oudot, mais également le peintre Raymond Legueult ainsi que le scénariste Jean Aurenche qu’il connaissait depuis le début des années 30. Il peint «Pêcheurs le dimanche», une toile 114 x 146 cm, inspirée par les pêcheurs de Villerville. Cette toile sera présentée à l'exposition «Ecole de Paris 1956» à la Galerie Charpentier à Paris en octobre. Ce mois d’octobre précisément, il achève de peindre un carton de tapisserie titré «Les poissons des trois lunes». Le dessin préparatoire au fusain et à la gouache était daté du 30 août de cette année avec pour titre «Les pêcheuses de lunaires». D’autres compositions de cette année sont également inspirées par les pêcheurs : «La pêche par temps rose», «Le pêcheur d'août», «Pêcheuse dodue»…
Jeune fille au bateau, huile sur toile, 130 x 97 cm, 1957. Collection particulière.Au treizième Salon de Mai, en mai 1957, Coutaud présente une grande toile de 146 x 114 cm titrée «Le taureau blanc de la plage du Cheval de Brique». Elle est inspirée par son travail de graveur à l’eau-forte en 1956 pour illustrer «Le Taureau blanc» de Voltaire. Il s’agissait d’une commande des Bibliophiles Comtois. On connaît de cette peinture une esquisse gouachée datée du mois de mars sur laquelle on remarque déjà le grand personnage aux banderilles sur le corps duquel sont agglutinés les corps nus de petits personnages féminins, beaucoup mieux observables sur la toile. En analysant la toile, on sera subjugué par le groupe des deux personnages féminins sur la droite, l'un en jupe de dentelle judicieusement rabaissée tenant d'une main l'épée du matador et de l'autre la muleta, l'autre, la moitié inférieure du corps entièrement nue, enfoncée à mi-cuisse dans le sable de la plage. On remarquera les coiffes étranges des trois principaux personnages, centrées par un poisson se substituant aux visages. On pourrait parler à leur sujet de visages creux... On remarquera enfin à l'arrière, un torero déployant sa cape, comme un vêtement que l'on ouvre par l'avant, face à un taureau fait de corps composés représenté de dos.

Le 20 juillet 1957, il achève de peindre sa première toile du nouvel été, une toile de 73 x 92 cm intitulée «Jour férié au Cheval de Brique». Il s’agit de la première représentation det sa résidence normande dans sa peinture. On la reverra immédiatement après dans une nouvelle toile titrée «A marée basse la plage du Cheval de Brique». Parmi les autres oeuvres peintes ces derniers mois, on remarque de nombreuses scènes tauromachiques avec des taureaux composés de corps entremêlés livrant leur dernier combat sur des plages plus ou moins désertées. Dans «Quite près de l'estuaire» (ou «Quite proche de l'estuaire»), où l'on voit un torero tenant une cape ornée de pensées, on peut de plus observer, signe de danger, un serpent, le serpent qui le 10 juillet de cette année s'était introduit au «Cheval de Brique». Il s’agissait d’une couleuvre et Coutaud dans sa peinture craint de moins en moins d’y faire entrer des faits anecdotiques. Dans ses compositions on découvre aussi le «Château Fadaise» (le plus souvent orthographié «Château Fadèse»), un hôtel particulier nîmois de la fin du XVIIème siècle dont l'architecte s'inspira dit-on de la Maison Carrée (ce bâtiment était longtemps resté à l'abandon et on le disait hanté), les deux arbres du «Cheval de Brique», enfin des poissons et des navires, travaillés eux aussi à la manière d'Arcimboldo. Et tousces thèmes vont continuer à se rencontrer, se juxtaposer, s'imbriquer entre eux...

Adorno dédié au Sar Péladan, huile sur toile, 97 x 130 cm, 1957. Musée de Grenoble.En octobre 1957, il présente à l'exposition «Ecole de Paris 1957», à la Galerie Charpentier, une toile de 130 x 97 cm peinte durant l’été et titrée «La jeune fille au bateau». Cette toile très colorée est on ne peut plus remarquable. Elle nous montre une jeune fille au curieux visage, pieds nus, debout devant l'Estuaire, tenant dans ses mains un bateau fait de corps composés, similaire à ceux que l'on avait vu dans une autre toile de cet été titrée «Le pavillon violacé». On peut être intrigué par des réminiscences de structures orificielles, triangulaires ou circulaires, imbriquées aux vêtements, laissant supposer que la jeune fille au bateau est vêtue de lambeaux de certaines de ses peintures des années 1947 - 1948. De l'une des structures triangulaires sort une terminaison végétale. On peut deviner sa provenance en observant attentivement sur la droite les deux arbres du «Cheval de Brique», ces deux arbres accouplés, érotisés, que l'artiste a peint à de nombreuses reprises depuis le début de l'année. Ils ont même été le sujet d'une eau-forte, précisément intitulée «Les deux arbres du Cheval de Brique». Au loin sur la plage, au bord de la mer, se déroule une corrida. Une prédelle en partie inférieure de la composition nous montre dans sa partie centrale un étrange poisson, préfiguration des poissons d'octobre et des suivants, et sur les côtés des embarcations on ne peut plus érotiques. On remarque enfin, signe de la passion de Coutaud pour l'ésotérisme, que la jeune fille au bateau porte sur son front la marque de Lilith, la première Eve. Le visage de «La jeune fille au bateau» n’est cependant pas celui d’une inconnue. Comme certains autres visages ou certaines têtes peints en 1957 - 1958, il est inspiré par le visage enjoué et rieur de la fille de son employée de maison à Villerville. Peut-être en retrouvera-t-on un jour un témoignage photographique ?

En mai 1958, il présente au quatorzième Salon de Mai une grande toile, de 146 x 114 cm, intitulée «Dimanche des Rameaux» (ou «Habitants du Château Fadaise»). Cette peinture amorce, cela mérite qu'on le fasse remarquer, la fin des poissons de l'Estuaire ou du Château Fadaise qu’il peignait depuis le mois d’octobre. Sur le paysage vert sombre de la côte normande aux alentours de Villerville, avec la mer à l'horizon, se détachent deux importants personnages. Ce sont deux des habitants du Château Fadaise dont on connaît depuis quelques mois les visages caractéristiques : visages isolés, visages superposés, et cette fois visages accolés tête-bêche. Chacun d’eux tient d'une main un rampan nîmois et chacun d'eux piétine un poisson fait de corps composés. Le personnage de gauche qui pose son autre main sur l'épaule de son semblable dévoile en fait ses vrais sentiments en lui marchant sur le pied, ce qui peut être interprété comme une marque d'humiliation. D'autres poissons s'insèrent dans les téguments, sont incorporés aux corps de ces deux personnages. Un personnage à la tête substituée par un poisson, d'autres petits personnages, un soufflet enfoncé dans le sol, retiennent aussi notre attention. La symbolique chrétienne du poisson doit alors être rappelée parce qu'elle nous amène à analyser cette toile dans son contexte religieux, le Dimanche des Rameaux ou Deuxième dimanche de la Passion.

L’été 1958, Coutaud commence par peindre de curieux oiseaux : «Oiseaux fleuris», «Autres oiseaux fleuris», «Oiseaux migrateurs»… Ces oiseaux aux têtes substituées par des fleurs (des pensées, des pavots ou des iris) sont la transposition picturale des oiseaux qui vivent en liberté autour du «Cheval de Brique». Nous pouvons penser que le peintre s’est surtout inspiré des mouettes qui envahissent en grand nombre la plage et les rochers du lieu de leurs cris. Ils rappellent aussi, trente ans après, le souvenir des débuts de l'artiste, son travail de décoration pour «Les Oiseaux» d’après Aristophane au Théâtre de l’Atelier de Charles Dullin. L’une des toiles sur ce même thème, «Les pavots d'août», une toile de 130 x 97 cm, peinte début août, nous fait retrouver la jeune fille que nous connaissons, immobile, l'abdomen fusionné avec un poisson. Trois oiseaux à têtes de fleurs, des pavots pour être précis, viennent se poser sur elle. La scène se passe toujours dans le même décor marin. Un soufflet est enfoncé dans le sol et notre regard est irrémédiablement attiré vers un cèdre, le cèdre du «Cheval de Brique», en haut à gauche de la composition, face à la mer. Immédiatement après cette composition, il peint «Les soeurs du cèdre», une toile de 81 x 100 cm. Une autre toile importante peinte à la suite, ce même été, est intitulée «Les dames de la grande marée». Cette toile de 81 x 100 cm nous montre sur la plage du «Cheval de Brique» un groupe de femmes aux corps creux, aux longues robes, aux têtes remplacées par des pensées...

A la fin du mois de décembre 1958, Coutaud peint à la gouache, au «Cheval de Brique», ses premières femmes-fleurs : «Les trois pensées», «Mademoiselle Pensées de décembre».

Elles aiment le vent, huile sur toile, 100 x 81 cm, 1959. Collection particulière.A ces gouaches succèdent en 1959 les huiles sur toile sur le même thème : «Elles aiment le vent», 100 x 81 cm,
achevée en février, «Les demoiselles d'Avril», 114 x 146 cm, peinte au «Cheval de Brique» pendant les vacances de Pâques et présentée au Salon de Mai 1959. Toujours en avril, «Poids et mesures» de René de Obaldia est publié par la société de bibliophiles «Les Impénitents» avec en frontispice une eau-forte de Lucien Coutaud représentant un oiseau à tête de fleur. Ce livre est aussi illustré de gravures de Jean Peschard. En mai, la Galerie David et Garnier, 6 avenue Matignon à Paris, lui consacre une importante exposition. Il y figure des toiles telles «Pêcheurs le dimanche», «La pêche par temps rose» de 1956, «A marée basse, la plage du Cheval de Brique», «Le pavillon violacé», «Quite près de l'Estuaire», «Adorno dédié au Sar Péladan», «La jeune fille au bateau», «Le poisson d'octobre» de 1957, «Les quatre iris» (toile dans laquelle on remarque les toits de Villerville), «Les soeurs du cèdre» de 1958, ainsi que les oeuvres récentes sur le thème des oiseaux à têtes de fleurs et des femmes-fleurs.

Les toiles représentant des femmes-fleurs ont toutes été composées les premiers mois de cette année. Sur fond de paysage marin, celui de l'Estuaire, Coutaud nous montre de très beaux et fragiles personnages, aux couleurs éclatantes, composés de pensées ou encore de pensées et d'iris... Ce sont les fleurs qu'il peut cueillir dans son jardin du «Cheval de Brique». C'est aussi simple que cela, même si l'on peut faire remarquer que nous sommes en ce lieu, entre Trouville et Honfleur, sur la côte fleurie. C'est cependant, pour ces pensées et ces iris, le double sens de leur contenu sémantique qui nous intrigue le plus. Coutaud comme souvent joue avec le sens des mots, comme il joue avec les formes et les couleurs... Pensées, iris... Tout cela évoque la mémoire, le souvenir, un certain regard. Et il y a comme toujours, dans tout cela, beaucoup de poésie. A cette exposition à la Galerie David et Garnier, Coutaud présenta également l’une de ses toutes premières œuvres inspirées par le catharisme : un «Ange cathare», peint en janvier, apparaissant sur la plage du «Cheval de Brique»… Raymond Roussel aurait aimé cela. «Les demoiselles d’Avril» entreront au décours de cette exposition dans la collection de la Vicomtesse Marie-Laure de Noailles, rejoignant «Corrida éroticomagique», sa précédente acquisition. Elle soutient depuis quelques années déjà le travail de Lucien Coutaud de la même manière qu’elle avait par le passé soutenu Salvador Dali ou encore Balthus.

En juin 1959, retrouvant le «Cheval de Brique», il peint une toile titrée «Apparition du toroiris». Encore une apparition… Le «toroiris», on le verra orthographié par la suite «toro iris» et encore «taureauiris». En juillet, il participe au Onzième Salon des Artistes Honfleurais, sans toutefois se rendre au vernissage. En décembre, il en est toujours à peindre des compositions représentant des femmes-fleurs : «Les deux charmantes» (16 x 22 cm), «Elles viennent à marée basse» (19 x 24 cm)... Il est vrai que le public apprécie ce thème. «Veille de Noël», une gouache composée le 24 décembre, nous montre deux femmes-fleurs composées de pensées et d'iris, dans une harmonie de bleus, de jaunes, de rouges éclatants et de verts, venant depuis la mer à notre rencontre. L'oeuvre à peine terminée éclaire en bonne place le repas que Coutaud prend ce soir là seul avec son épouse. Le 31 décembre, la dernière gouache de l'année est intitulée «Fin d'année». Elle représente trois femmes-fleurs, toutes trois faites de pensées, sur la plage du «Cheval de Brique». L'une des deux du premier plan se baisse dans le geste de ramasser un objet. On pense à un coquillage, mais on n'en sera jamais vraiment certain. Toujours l'ambiguïté, l'équivoque, ce qui est une constante dans l’œuvre de l’artiste. Sur le même thème encore, il peint au début de l’année 1960 trois cartons de tapisseries, «Jardins exotiques I, II, III», pour le Paquebot France.

En janvier 1961, l’un de ses amis lui fait parvenir une fourche de Sauve. Sauve est un village méridional qu’il avait découvert au mois de septembre de l’année précédente et qui est connu pour ses arbres à fourches et le château de Roquevaire. Cette fourche rejoindra le «Cheval de Brique» inspirant une toile de 46 x 38 cm représentant trois personnages debout, tenant chacun une fourche, sur la plage aimée de l'artiste. Elle est titrée «De Roquevaire ils vinrent ici»...

Au Salon de Mai, il présente une importante toile, de 130 x 162 cm, achevée en mars de cette année, titrée «Taureaumagie cathare». De la même manière qu'il avait transposé les tauromachies nîmoises sur la plage du «Cheval de Brique», Coutaud en représente une au pied du pog de Montségur, au lieu même du bûcher cathare. Nous assistons à la mise à mort du taureau. Des femmes-fleurs faites de pensées et d'iris arrivent de toute part pour assister à cette étrange cérémonie. Deux d'entre elles portent comme une jupe la cape écarlate du premier acte des corridas. La torera, il s’agit en effet d’un personnage féminin, est des leurs. Sa muleta n'est autre que la pensée qui constituait ou cachait auparavant la partie inférieure de son corps. Nous sommes à l'heure où les femmes-fleurs retrouvent un corps pour devenir toreras à Montségur. Plus étonnant encore, le corps de la torera est marqué dans sa chair de l'empreinte laissée par le végétal.... Coutaud nous entraîne de métamorphose en métamorphose.

Quelques dames de Deauville, huile sur toile, 146 x 114 cm, 1961. Collection particulière.Début juillet, il achève une gravure à l’eau-forte titrée «Belles de mer». Cette gravure lui est commandée par Pierre Cailler pour la Guilde Internationale de la Gravure. Il peint à la suite une toile de 46 x 55 cm sur le même thème avec le même titre. Cette toile, comme la gravure, est inspirée par les planches de Deauville et les baigneuses qui s'y promènent. Il aime beaucoup à cette époque se promener sur les planches de cette célèbre station balnéaire en observant les baigneuses plus ou moins dévêtues. Les chairs occultées l'obsèdent de plus en plus et il compose dans ce contexte une grande toile de 146 x 114 cm intitulée «Quelques dames de Deauville». Maurice Tillier, qui était venu lui rendre visite le 16 juillet 1961, en parle dans un article publié dans «Le Figaro Littéraire» : «Sur le chevalet, une toile en cours de fignolage : les Planches de Deauville. Un élégant ballet de baigneuses désincarnées mais pourtant fessues. J'admire. Coutaud se tait»... Cet article est illustré d'une photographie de l'artiste en kimono japonais au «Cheval de Brique», sa palette et un pinceau à la main, devant l'ébauche de sa toile. Il est vrai que cette peinture une fois achevée est remarquable. Le choix des couleurs, dans des tons adoucis, inspire un sentiment de détente, de quiétude. Les dames de Deauville, dont on remarquera les visages troués, effilochés, dévoilent pour l'artiste ce qu'habituellement elles cachent au regard des autres tandis que des lambeaux de vêtements déclinant l'image florale de la pensée couvrent les autres parties de leur corps. Et ce qui nous rattache au réel, ce seront les planches sur lesquelles elles se promènent, les mats avec leurs oriflammes, la plage et les cabines des baigneurs ou des baigneuses, la mer à l'horizon, un ciel d'été... Les planches, on pourrait aussi le faire remarquer, nous renvoient au spectacle, à la scène... Il y a là comme souvent dans l'oeuvre du peintre, tout un travail sur la signification des images, le double sens de leur contenu sémantique, tout un travail métaphorique.

En août, Coutaud peint une importante gouache dans les tons jaune-orangés, de 36 x 45 cm, représentant
une nouvelle fois «La plage du Cheval de Brique», cette fois totalement déshabitée. Mais cela ne durera pas. L'observation d'un faucheur venu faucher les herbes de sa propriété lui inspire ce mois de nouveaux personnages : les faucheurs de vagues. La première toile sur ce thème, une toile de 55 x 38 cm, est intitulée «Faucheurs de vagues». Le 21 août, il achève de peindre «Autres faucheurs de vagues», une toile de 61 x 38 cm. Le 27 août, il achève de peindre «Trois faucheurs de vagues», une toile de 55 x 46 cm. D'autres oeuvres représentant des faucheurs, affûtant leurs faux ou fauchant les vagues de la mer, seront composées cette année encore : «Faucheurs au crépuscule», une toile de 24 x 41 cm, «Les faucheurs de vagues», une grande toile de 114 x 146 cm... On ne sait si pour l'artiste ce fut conscient ou inconscient, toujours est-il que lorsque nous voyons ces peintures, à l'image des faucheurs de vagues se superpose l'image traditionnelle de la Mort avec sa faux et son linceul.

En novembre, il peint une toile de 73 x 92 cm représentant les planches de Deauville, la plage avec ses tentes, totalement déshabitées. Elle est intitulée «Novembre». C’est aussi une manière de la dater.

En 1962, on le revoit souvent au «Cheval de Brique». Vers la fin de l’année, il peint quelques compositions inspirées par la venue d’un cirque à Villerville : «Le cirque», une gouache de 36 x 48 cm, «Cirque de l’Estuaire», une toile de 73 x 92 cm représentant des hommes chevaux portant des banderilles et courant autour d’un chapiteau, «Le cirque vient plus tard», une toile de 38 x 61 cm, sur le même thème…

En mars 1963, Coutaud se rend au Japon à l’occasion d’une exposition de ses œuvres à la Galerie Nichido de Tokyo. L’exposition, essentiellement constituée d’œuvres inspirées par l’Estuaire, a un succès considérable. Elle est également présentée à Osaka et à Nagoya. Le 20 juillet 1963, le peintre assiste à Honfleur au vernissage du Quinzième Salon des Artistes Honfleurais. Il héberge ce soir là le peintre japonais Takanori Oguiss. Le 9 août 1963, il fête les dix ans du «Cheval de Brique». Pour cet événement, il ouvre les portes de son atelier. Parmi les personnes qui lui rendent visite, en tout une cinquantaine, on peut remarquer Roland et Valentine Oudot, Raymond Legueult et son épouse, Daniel Wallard, Jean Aurenche, Pierre Bost, madame Mayer, la famille d'André Warnod, les Goulet, les Ledoux, le caricaturiste Jean Effel, les Anchoréna, l'abbé Levasseur curé de Villerville, deux représentants de «La cote des peintres»... Parmi les oeuvres composées cet été là, on remarquera «Il vient toujours», une toile de 38 x 61 cm achevée le 3 juillet, représentant le «Cheval de Brique» sous sa forme imagée non loin de quelques dames, «Dames de juillet», une toile de 60 x 92 cm achevée le 7 juillet, «Les dames blanches du phare», une toile de 100 x 81 cm achevée le 16 juillet, faisant apparaître trois dames blanches près du petit phare d'Honfleur, «Encore ce phare», une toile de 73 x 60 cm achevée le 15 août et représentant d'autres dames similaires au bord de la mer avec au loin le petit phare d'Honfleur. Une autre toile, de 81 x 100 cm, datée du 24 juillet, intitulée «Quelques fois ces phares venaient», transposait le petit phare d'Honfleur et le phare de Trouville non loin du cèdre du «Cheval de Brique». On connaît aussi de cette année plusieurs compositions représentant des dames du sable : «Dames du sable», une toile de 50 x 73 cm, «Autres dames du sable», une toile de mêmes dimensions.

Trouville par beau temps, huile sur toile, 65 x 81 cm, 1964. Collection particulière. En avril 1964, Coutaud participe à l’exposition «Le Surréalisme - Sources, Histoire, Affinités» organisée par Patrick Waldberg à la Galerie Charpentier à Paris. Il y présente «Tête et iris» de 1958. Le 11 juillet, il achève de peindre sa première toile de l'été 1964, une toile de 73 x 60 cm intitulée tout simplement «Onze juillet». Depuis quelques mois, les titres de ses compositions n'ont plus grande importance. Sa peinture à présent commence à perdre son caractère intellectuel pour renouer avec des sensations, des impressions provoquées par les images des lieux qu'il affectionne et ce n'est pas sans raisons qu'il privilégie la couleur au détriment des formes. Le 25 juillet, il achève de peindre «Les trois balles de juillet», une toile de 81 x 100 cm. Le même soir, on le voit au Seizième Salon des Artistes Honfleurais. Le 9 août, il achève sa sixième toile de l’été : «A marée basse», une toile de 97 x 130 cm. Le 24 août, il peint une toile de 33 x 55 cm intitulée «Autre Trouville». Le 30 août, il achève une neuvième toile : «A marée basse dames normandes», une toile de 46 x 55 cm nous faisant découvrir pour la première fois dans sa peinture des «Normandes» composées des maisons à pans de bois caractéristiques de la Normandie, de la même manière qu’il avait composé précédemment des «Nîmoises». Ce n'est cependant pas tout à fait une première puisque l'une des deux gravures réalisées pour l'édition de luxe de la monographie que Pierre Mazars lui consacre cette année, celle intitulée «Normande», anticipait ce thème. Le 31 août, sa dixième toile, une toile de 46 x 33 cm intitulée «Une fin d'été», nous présente de nouvelles «Normandes». Le 1er septembre, il compose une petite toile de 16 x 22 cm intitulée «Villervilloise». Il s'agit encore d'une «Normande»...

L’été 1965, il poursuit sa série de compositions sur le thème des Normandes et il crée les «Damarbres» inspirées par le cèdre du «Cheval de Brique» : «Deux damarbres», une toile de 38 x 46 cm, «Damarbres et Chevalier du Temple», une toile de 65 x 92 cm, «Août et ses damarbres», une toile de 60 x 73 cm, «Quatre damarbres de Septembre», une toile de 73 x 60 cm, certainement sa meilleure toile sur ce dernier thème. Le cèdre du «Cheval de Brique» ne finira pas de nous étonner.

Elle était normande, huile sur toile, 130 x 97 cm, 1965. Fonds Coutaud. 1966, les étés se suivent et ne se ressemblent pas. Le 13 juillet, il compose une «Jumenarbre», une toile de 46 x 38 cm. Le 14 juillet, il peint une toile de 46 x 38 cm intitulée «Lys estival». Le 21 juillet, il achève de peindre «Plage des métamorphoses», une toile de 73 x 92 cm. Cette toile, dans les gris-bleutés et les verts tendres, nous fait découvrir deux femmes à tête de cheval, paraissant assises sur des sièges invisibles sur les planches de Trouville, entourées de deux chevaux dont les têtes sont remplacées par une masse informe. On pense à des centaures et des centaures inverses, mais comme toujours avec Coutaud, on n'est jamais sûr de rien. Reste à admirer la beauté du paysage marin, la plage, la mer et le ciel, un mât avec un fanion vert adorné d'un point noir, les planches, quelques constructions aux toits pointus... Le 23 juillet, il assiste à Honfleur au vernissage du Dix-huitième Salon des Artistes Honfleurais. Le 25 juillet, un pigeon voyageur fatigué vient se poser au «Cheval de Brique». Coutaud aura tout le loisir de l'observer car ce dernier restera quelques jours en ce lieu. Le 26 juillet, il achève de peindre «Deuxième métamorphose», une toile elle aussi de 73 x 92 cm, le pendant de «Plage des métamorphoses». Le 29 juillet, il achève de peindre «Pigeon du 25 juillet», une toile de 73 x 92 cm inspirée par le pigeon qu'il avait recueilli. Il compose ce même jour une petite toile de 22 x 16 cm intitulée "Un chevalpigeon"... Le 4 août, le pigeon enfin rétabli quitte le «Cheval de Brique». «17 heures - départ du pigeon». Le même soir, Coutaud dîne chez Fernand Ledoux. Le 5 août, il achève de peindre «La plage aux pigeons», une toile de 100 x 81 cm... Le 31 août, il achève de peindre «Elle pouvait s'élever» (aussi titrée «Elle pouvait s'envoler» sur son agenda de 1966 à la date de ce jour), une toile de 97 x 130 cm représentant sous un ciel orangé une scène de lévitation sur les planches de Trouville. L'oeuvre est d'un érotisme troublant, mais ce qui sur cette toile attire le plus notre attention, c'est un détail : la présence du pigeon sur les planches face à un personnage féminin assis, tout habillé de violet, composé en quelques coups de pinceau, un personnage totalement énigmatique. Le 5 septembre, il compose «Navire particulier à l'estuaire», une toile de 60 x 73 cm encore inspirée par le pigeon.

Pendant les vacances de Pâques 1967, au «Cheval de Brique», il peint une série de toiles représentant des fleurs, des fleurs plus que douteuses mais aux coloris charmants, que vont très vite s'arracher les amateurs japonais : «Fleurs des Rameaux», «Fleurs d'avant Pâques», «Fleurs aux poissons», «Bouquet marin», «Fleurs au Cheval de Brique»… Le 24 mai de cette année 1967, le Grand Prix des Beaux-Arts de la Ville de Paris lui est attribué pour la toile de 1966 intitulée «Pigeon du 25 juillet». En août, il achève une série de dessins pour illustrer le «Voyage dans la Lune» de Cyrano de Bergerac. Il lui reste à en entreprendre les gravures. L’ouvrage sera publié par le Club du Livre en 1971.

Les premiers mois de 1968, Coutaud peint des personnages composés d'oreilles ainsi que des plages aux oreilles : «Oreilles de mer», une toile de 46 x 55 cm, «Plage aux oreilles», une toile de 12 x 22 cm... Durant l’été, il participe au Vingtième Salon des Artistes Honfleurais, un salon dont le président est actuellement Fernand Ledoux, et il assiste à Villerville à la Fête de la mer. Il peint un ensemble d’œuvres sur le thème des mains et des poissons : «Mains et poissons», une toile de 60 x 73 cm, «Les treize mains», une toile de 73 x 60 cm, «Aux cinq poissons», une toile de 60 x 73 cm… En novembre - décembre, il peint des essencerelles et des huiles sur papier : «Dans la nuit», «Filles de la campagne», «Elles étaient deux», «Discussion maritime», «Villageoise de mer», «Le jeune marin pêcheur», «La soeur du pêcheur», «Une jeune honfleuraise», «Proche de la Manche»…

Le 30 décembre 1968, il se rend à l’Ile de Jersey. Il en conservera le souvenir des cygnes blancs qui lui inspireront dans les semaines et les mois qui vont suivre de nombreuses peintures et quelques gravures.

Dès le mois de janvier 1969, on peut découvrir «Souvenir de Jersey», une toile de 43,5 x 55 cm, «Un cygne à Jersey», une toile de 32 x 38 cm, «A Jersey le cygne et Victor Hugo», une toile de 50 x 61 cm... Le 22 juillet 1969, au «Cheval de Brique», il achève de peindre «Deux des leurs étaient là, en souvenir d'une dépoétisation de la lune», une toile de 65 x 92 cm. Deux jours auparavant, le 20 juillet, deux hommes, Neil Armstrong et Edwin Aldrin, marchaient pour la première fois sur la Lune. D’autres compositions sont inspirées des mains baladeuses des mois précédents ou intègrent des cygnes et des poissons aux corps des personnages. Sa toile la plus importante de cet été, «Les Faubourgs célestes», une toile de 73 x 100 cm, associe ainsi intimement personnages, cygnes et poissons sur fond de cabines de plage. Des cygnes se substituent aux têtes, les poissons s'incorporent aux poitrines, un cygne encore se substitue à un sexe masculin... Les cabines de plage ont par leurs toits à présent pointus quelque chose de phallique et elles sont le prétexte à tout un travail sur le chromatisme. On retrouve les trois balles d'un certain mois de juillet. Mais au delà de l'érotisme agressif de la composition, c'est tout le matériel laissé à l'interprétation psychanalytique qui nous interpelle avant que l'on ne se demande si pour le moment l'artiste ne jouerait pas plutôt avec les symboles. Il est cependant plus plausible que ce dernier laisse librement se matérialiser ses phantasmes.

L’été 1970, Coutaud peint encore de nombreuses compositions. Ses sources d'inspiration évoluent et aux côtés des cabines aux toits pointus, au chromatisme violent, on remarque des buissons marins, des roches, des maisons et des monuments faits de corps accumulés. Le cèdre, les taureaux, les poissons ne sont cependant pas oubliés et ils viennent ici ou là, sans que l'on s'y attende, répondre aux désirs de l'artiste. Il peint également une nouvelle version de «La plage du Cheval de Brique» en une toile de 73 x 92 cm.
Charmante honfleuraise, huile sur toile, 73 x 100 cm, 1972. Fonds Coutaud. En mai 1971, il commence à travailler au «Cheval de Brique» aux décors et costumes du «Socrate» d’Erik Satie mis en scène par Louis Ducreux à l’Opéra de Marseille. Ce sera en janvier 1972, la véritable création de ce drame symphonique. Erik Satie est, peut-être faut-il le rappeler, un honfleurais célèbre. Au «Cheval de Brique» durant l’été 71, Coutaud peint notamment «Dernières demeures», une toile de 130 x 97 cm, «Jour de fête», une toile de 73 x 100 cm montrant de grandes dames debout, simplement habillées de leurs cabines de plage largement ouvertes sur leur anatomie, «Elles cherchent le crépuscule», une toile de 65 x 100 cm plus énigmatique que toute autre. Cette toile nous montre un coucher de soleil sur l'Océan, face au «Cheval de Brique». Sur la plage déjà obscurcie, des femmes parées, aux sexes et aux seins dévoilés (on remarquera comme souvent la précision maniaque du découpage des vêtements), paraissent se mouvoir comme le balancier d'une horloge qui rythmerait les heures qui leur restent à vivre. On sera subjugué par des violets superbes et la beauté du coucher du soleil avec ses couleurs jaune-orangés envahies par la nuit tombante. D’autres peintures pourraient encore retenir notre attention : «La Normandie pittoresque», «Autre Normandie pittoresque», «Trois études de nus», «Sans titre», ce qui en est vraiment le titre...

Au Salon de Mai de 1972, il présente une grande toile de 130 x 97 cm datée de cette année et intitulée : «Où vont-elles ?». Dans un paysage de fin de jour, une jeune femme au regard absent court pour prendre son envol. D'autres de ses compagnes volent dans les airs. Trois pieds coupés sur le sol évoquent de curieuses mutilations. Envol de sorcières, suites incertaines d'une étrange cérémonie, toutes les hypothèses sont permises. L’été 1972, les œuvres peintes sont d’un érotisme de plus en plus provoquant. «Elles savaient», en particulier, une toile de 73 x 92 cm, évoque trois couples de lesbiennes dont l'une serait en fait hermaphrodite. Ce personnage hermaphrodite, un personnage portant les attributs sexuels externes des deux sexes, on le verra de plus en plus dans les compositions de l'artiste à partir de cette année. «Charmante honfleuraise», une toile de 73 x 100 cm, suscite notre interrogation. Elle est d’une curieuse beauté et nous fait songer au célèbre peintre honfleurais Eugène Boudin. Il renoue également avec le thème des femmes-fleurs. A croire que Coutaud se mettrait à présent à plagier Coutaud... Ce n’est pas triste. Le 7 septembre encore, avant son retour à Paris, il exécute une toile de 73 x 60 cm intitulée «Elle l'étrangle». Le 5 octobre dans la matinée, il apprend le décès de sa mère à Nîmes. Il en est terriblement affecté. On connaissait les liens étroits qui les unissaient tous deux en une véritable relation passionnelle. Son œuvre en sera marquée à jamais.

Au début de l’année 1973, il peint plusieurs compositions marines dans lesquelles il fait figurer une montre ancienne au verre bombé en forme d'oignon, la montre de son père, à demi-enfouie ou à demi-enfoncée dans le sol près de quelques personnages féminins : «La montre de toujours», «Une heure pas comme les autres», «En souvenir de tous les 3 février»... L'heure affichée ne relève pas du hasard et l'on peut en cherchant bien en retrouver la signification événementielle. En avril, au cours des vacances de Pâques, il peint sa première toile sur le thème des «Dormeuses marines». Cette toile, portant précisément ce titre, de 54 x 73 cm, représente des baigneuses allongées sur des lits étranges posés sur la plage. Elles sont au nombre de trois et on peut remarquer une fois encore, à demi-enfonçée dans le sable, la montre du père. D’autres toiles sur ce thème lui feront suite : «Le repos marin», une toile peinte également en avril, «1er mai», «Un treize mai» (qui est une toile ovale), «Autre repos marin», peintes en mai. Le 31 mai encore, jour de l'Ascension, il entreprend une toile de 81 x 100 cm intitulée «Pentecôte sans corridas». Pour la première fois depuis bien longtemps, Coutaud ne s’était pas rendu à Nîmes pour la Feria. C’est bien pour lui la fin de toute une époque. En juillet, on le revoit au «Cheval de Brique» pour l'été. Il y retrouve son atelier marin dont les murs sont encombrés d’affiches et de documents : «La Source» de Lucas Cranach, «Jupiter et Sémélé» de Gustave Moreau, une photographie du Baphomet, des photographies de nus féminins, les affiches de ses expositions... Le 15 juillet, il achève de peindre «Taureaumachie dominicale», une toile de 81 x 100 cm d'un érotisme violent. Une femme aux cuisses écartées, à la vulve béante, constitue le corps latéral du taureau et les dominantes rouge de la composition évoquent le sacrifice qui va suivre. Le 23 juillet, il achève de peindre une toile de 65 x 92 cm représentant des estivantes, une toile intitulée «Villégiature». Le 28 juillet, il se rend au vernissage du Vingt-cinquième Salon des Artistes Honfleurais. Le 31 juillet, il peint une toile de 65 x 92 cm intitulée «La nuit ne tardera pas». Le 10 août, il achève de peindre «Elles vont sortir», une toile de 100 x 81 cm. Deux personnages féminins s’apprêtent à quitter un intérieur donnant sur la mer, délaissant un siège anthropomorphe recouvert d’un tissu rouge auquel s’intégraient des organes génitaux externes masculins confondus dans le même rouge. Le 24 août, il achève un «Intérieur Villervillais», une toile de 81 x 100 cm. Les personnages, comme souvent à présent, déclinent sur leurs épaules et parfois sur leurs vêtements la forme du croissant de lune, un peu comme des ailes incertaines. L'influence du «Voyage dans la Lune» de Cyrano de Bergerac, le croissant de lune des armoiries d'Aubusson, les analogies avec le sens vulgaire du mot lune, la séduction qu'a sur Coutaud l'astre de la nuit, tout peut être évoqué. Le 1er septembre, il peint une toile de 46 x 55 cm intitulée «Il venait les saluer». Le 4 septembre, il reçoit à déjeuner le curé de Villerville. Le 6 septembre, il peint sa dernière toile de l'été, une toile de 55 x 46 cm intitulée «Fin d'été»... Le 31 octobre, il se rend au «Cheval de Brique» pour les vacances de la Toussaint.

Le 6 février 1974, le cèdre du «Cheval de Brique», qu'il avait peint tant et tant de fois depuis 1958, est abattu par une tempête. Cette triste nouvelle, il l'apprend par une lettre de son employée de maison à Villerville. «Par la tempête Fin du cèdre que j'aimais tant, j'espère qu'il n'a pas souffert». Le 18 février, il se rend au «Cheval de Brique» voir la dépouille du cèdre. Cette mort du cèdre, superstitieux comme il l'était, il en avait eu le pressentiment lorsque, début 1970, les corneilles qui l'habitaient l'avaient déserté. «Tu vois», dira-t-il à son élève Daniel Garaud, «lorsque les corneilles sont parties, je te l'avais bien dit, elles avaient senti que le cèdre allait mourir». Le cèdre gisant sur le sol, Coutaud le photographie. Il deviendra le sujet de plusieurs gouaches : «La mort du cèdre», une gouache dont nous ignorons les dimensions, «C'était un ami», une gouache de 32 x 49,5 cm qui nous montre bien le caractère anthropomorphe de l'arbre disparu. C'est pour le peintre un peu comme la mort d'un être humain, la mort d'un être cher.

En mai 1974, la revue Galerie - Jardin des Arts publie un intéressant entretien de Lucien Coutaud avec André Parinaud : «[...] Mes personnages se sont engendrés les uns les autres. Je suis passé d'une certaine forme à une autre. Pourquoi ? Je n'en sais rien. [...] L'oeil cruel qui vous regarde dans mes tableaux, c'est sans doute une libération pour moi. Je crois que ma vraie nature s'exprime par la peinture. Une nature que je ne connais peut-être même pas. [...] Très souvent mes corps sont scindés en plusieurs parties. C'est une idée de la mise en cause du corps, qui cherche à la détruire, à la corroder, à la ronger, à l'agresser, à la transpercer, peut-être pour trouver un corps nouveau qui me plairait beaucoup plus. [...] J'aime peu le visage. Je préfère les visages sans bouche, sans oreilles, sans yeux, des masques. Très souvent le corps lui-même s'effiloche, on dirait que le vent l'emporte, qu'il s'en va par morceaux. Il y a une espèce de volonté de détruire, de scinder un corps (récemment j'ai peint des corps sans bras), ou de sectionner les membres, de les regarder se promener comme s'ils étaient en apesanteur. [....] Une chose vous conduit à l'autre, une sorte de ballet de l'imaginaire, un grand ballet. Je suis réfugié dans mon rêve. Je me réfugie dans ma peinture, dans mes dessins, dans mes gravures : c'est un excellent refuge, c'est une très bonne caverne. On peut respirer tout de même, mais on est à l'abri de la pluie, du froid, de la vie. Mais j'y participe quand même, bien entendu. J'aime beaucoup la pluie. [...] Quand je travaille, je vois l'eau tomber sur la mer. L'eau du ciel lave tout. Il ne reste que l'érotisme, le rêve, la mort, tout ce qui me tente».

Pentecôte sans corrida, huile sur toile, 81 x 100 cm, 1973. Collection particulière. L’été 1974, au «Cheval de Brique», il abandonne temporairement la peinture à l’huile, se limitant à quelques travaux à la gouache. Ses troubles de la vue, liés à une cataracte oculaire bilatérale, l'handicapent de plus en plus. Il n'a plus la même précision du trait que par le passé. Par moments tout devient flou et seules des formes peuvent encore se créer sous ses pinceaux. La couleur, par contre, il la maîtrise toujours de façon remarquable, surtout les rapports des couleurs entre elles, ce qui explique la beauté étrange des gouaches réalisées. L’une d’elles, de 64,5 x 49,5 cm, titrée «Elles pouvaient voler», marquera la transition finale du croissant de lune adornant les épaules de ses personnages en ailes d’oiseaux ou, ce qui est plus certain, en ailes angéliques. En septembre, il bénéficie d’une opération de la cataracte.

L’été 1975, au «Cheval de Brique», il réalise de nouvelles peintures à l’huile : «Juillet», «Réunion champêtre», «Un 15 août», «Belle journée d'août», une toile de 73 x 92 cm à la limite de la pornographie, «Elles arrivent en septembre», «Où vont-elles ?», une toile de 46 x 55 cm, «La nuit arrive», une toile de 16 x 22 cm.

En 1976, sa vie de tous les jours ne change guère, ses amitiés non plus à ce que nous savons. Mais nous manquons d'informations. Son agenda personnel pour cette nouvelle année a mystérieusement disparu, on ne sait pour quelles raisons. On peut penser qu'il revoit souvent Paul Duchein, Daniel Garaud qu'il considère comme son élève, Jean et Simone Dumontet, Antoinette Gouin, Marie-Hélène Bouillard, les marchands de tableaux et d'estampes qui s'intéressent à son oeuvre. On peut penser qu'il se rend toujours régulièrement au «Cheval de Brique», notamment aux diverses périodes de fêtes de l'année et durant l'été. L'artiste est cependant de plus en plus marqué par la maladie. Le diabète dont il est atteint depuis la fin de 1939 évolue. Sa vue lui pose de plus en plus de problèmes et il est affecté d'un tremblement qui l'handicape notablement pour peindre. Ses peintures sur toiles et ses gouaches s'en ressentent. Il dessine souvent maladroitement, déforme involontairement ses personnages et l'inspiration lui manque. Seuls, le travail de la couleur, la révélation de formes à partir de taches posées sur la toile ou le papier, transfigurent encore ses dernières oeuvres. Il n'est pas impossible d'ailleurs qu'il présente des troubles de la vision des couleurs, cela se voit dans les rétinopathies diabétiques évoluées, mais si tel est le cas, ces troubles n'empêchent pas la création d'un univers coloré séduisant, étrange, attirant, un univers où de toute façon les couleurs ont depuis toujours été fausses.

Du 14 au 20 mars 1977, il se rend, pour la dernière fois sans le savoir, au «Cheval de Brique». Le 25 mars, on le voit à l’atelier Rigal travailler aux tirages de sa dernière eau-forte, «C'était un douze mai», une eau-forte destinée aux membres de la Société des Peintres Graveurs Français.

Le 21 juin 1977, au premier jour de l'été, Coutaud décède à Paris, allant rejoindre le monde de ses personnages....

En janvier 1982, le «Cheval de Brique» s'effondra par un glissement de terrain vers la mer... Ainsi disparaissait le «Cheval de Brique», ce lieu qu'il avait peint tant et tant de fois, comme si après sa mort celui-ci ne devait pas lui survivre. Bien plus, cette disparition du «Cheval de Brique», on peut s'en apercevoir en revoyant ses oeuvres, il l'avait peinte de façon prémonitoire à de nombreuses reprises...

Jean Binder

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